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Causerie

Qui se serait douté, il y a quinze ans, de la vogue énorme dont jouit aujourd'hui le vélocipède? A ce moment-là, les quolibets et les caricatures pleuvaient sur les excentriques assez osés pour enfourcher cet instrument ridicule, incommode, inutile et dangereux.

C'est qu'en effet l'ancien vélocipède avait tous ces défauts. Mais il a fait joliment du chemin depuis! C'est maintenant une machine élégante et maniable, permettant de dévorer rapidement et sans fatigue des centaines de kilomètres. Le vélocipède de jadis est devenu la bicyclette, qui est véritablement un cheval d'acier, ayant toutes les qualités qu'Harpagon cherchait vainement à inculquer à ses chevaux, lesquels, comme on sait, sont morts juste au moment où ils s'habituaient à ne plus manger...

Et ce coursier de métal et de caoutchouc, qui coûte si peu d'achat et encore moins de nourriture, est tout bonnement, en train de détrôner l'autre, celui qui a quatre jambes, des ancêtres, un sang illustre, mais qui mange de l'avoine.

Voyez avec quelle attention passionnée la France entière suit les grandes courses de vélocipèdes qu'on organise depuis quelque temps ! Les journaux en rendent compte avec presque autant de détails que s'il s'agissait du grand prix de Paris, et le public se préoccupe des performances de Terront et de Jiel-Laval — les crachs de ce nouveau sport —, encore plus peut-être que des victoires remportées sur la pelouse de Longchamps ou de Chantilly par les fils de Gladiateur.

On parle bien, quelquefois, de mettre un impôt sur les vélocipèdes. Mais la menace n'est pas bien sérieuse. Il y a près d'un demi-siècle que l'impôt sur les pianos est réclamé, et cependant ces instruments de torture continuent à répandre sur la pauvre humanité des torrents de fausses notes, sans avoir affaire aux percepteurs. Il en sera de même pour les vélocipèdes. Et, je vous le dis, en vérité, notre fin de siècle appartient, à la bicyclette.

Encore un suicide passionnel à Lyon ! C'est toujours la même histoire banale et touchante. Doux enfants s'aiment d'amour tendre, ils se le sont prouvé et leur plus cher désir est que le mariage consacre leur tendresse. Mais les parents sont là : « Comment, mon garçon, tu aimes une jeune fille qui n'a pas le sou et tu veux l'épouser ? Est-ce que l'amour a jamais remplacé une dot ? Non, non, ce n'est pas nous qui consentirons à ce sot mariage ! » Et les deux amoureux, désespérés de ne pouvoir s'unir devant les hommes comme ils le sont devant Dieu, achètent un réchaud de charbon, s'étreignent une dernière fois et meurent...

Ce triste drame, vécu si souvent déjà, s'est rejoué lundi à Lyon, rue du Sergent-Blandan. La jeune fille est morte et son amant, n'en vaut guère mieux. Il avait, vingt-quatre ans; elle en avait vingt-deux... Que de remords pour ceux dont le cruel refus les a poussés au tombeau !

Les journaux ont publié récemment une bien curieuse dépêche de l'Ontario, dans l'Amérique du Nord. On annonçait que les femmes de la ville de Sydenham avaient, tenu, la semaine passée, un meeting d'indignation contre les corsets. Après avoir fait un immense feu de joie, toutes ces citoyennes de la libre Amérique se sont dépouillées de leurs vêtements, et ont livré leurs corsets aux flammes on criant : « Nous voulons vivre et mourir comme Dieu nous a faites ! » J'aurais bien voulu assister à ce meeting pour l'indépendance de la taille. Nos réunions publiques — même celles de la Salle Rivoire — ont moins d'appas et se tiennent pour des causes moins plastiques. Mais les femmes de l'Ontario auront beau faire, rien ne prévaudra contre le corset.

Cet appareil gênant est né le même jour que la coquetterie de la femme, c'est-à-dire à l'heure où notre mère Eve vint au monde. A toutes les époques, chez toutes les nations civilisées, la beauté féminine a toujours été caractérisée par la proéminence de la gorge, la sveltesse de la taille et l'ampleur des hanches. Et pour réunir ces conditions, qui semblent contradictoires, il faut de toute nécessité un corset. Junon elle-même, au dire d'Homère, se serrait la taille quand elle voulait séduire Jupiter. Selon le mot connu, inspiré des paroles de l'Ecriture, le corset contient les « superbes », soutient les « faibles » et ramène les « égarés ».

C'est plus qu'il n'en faut pour assurer à jamais sa domination, en dépit des médecins et des meetings d'américaines...

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